Je catégorise la peinture en deux parties, celle de médium utilisé dans l’art et l’autre qu’est la peinture qui subsiste à elle-même, qui est artisanale et dont l’importance vient de l’acte. La peinture qui subsiste à elle-même, je l’appellerai la peinture artisanale, paraît vide de sens car elle manque les discours débordants de la peinture qui se fait dans l’art. Elle ne sert pas d’outil pour communiquer une idée mais d’outil de découverte. Ce qui nous paraît vide de sens n’est en général qu’objet auquel l’on n’a pas donné d’importance, qui n’a pas de connotation culturelle ou intellectuelle. Mais toute image avec un sens attaché provient d’une première mise en image où elle paraissait encore sans sens. La peinture sert à intégrer et élargir le champ de la culture en adaptant de nouveaux éléments. Ces nouveaux éléments ne peuvent provenir de photos mais doivent venir de l’observation ou de l’imagination, pour ne pas être teintés d’une vision qui n’est pas la nôtre.

Les genres mineurs, définis par la peinture académique et qui malgré un sentiment d’ultime libération prévalent aujourd’hui encore, ne sont pas vides de sens. Un bouquet de fleurs n’a pas moins de sens qu’un paysage ou qu’une peinture d’histoire. Son “non-sens” provient du manque d’empathie et de connexion au monde vivant ainsi qu’une culture complètement anthropocentrique. Un spectateur cherchera dans une peinture toujours les références qui le rassurent, les éléments culturels qui font partie de ses connaissances. Il est difficile pour un spectateur de comprendre une “culture du vivant non humain” pour lequel n’existe pas de vocabulaire, de langue ou même d’idée. L’image qu’est la peinture est un moyen de s’y approcher et de tâter la complexité de quelque chose que l’on ne peut comprendre.

La peinture de paysage. La nature morte. L’espace vide, creux de toute habitation humaine. La peinture tout court, la figurative, la vision du monde vrai du peintre. Celui qui n’est pas touché de la lentille photographique. Lœil qui invente, qui crée des corrélations disproportionnées entre les choses. Le peintre il prend son chemin, dans un réseau sans délimitations, juste une vague trace dans l’herbe, des branches brisées et un balisage plus ou moins bien fait. Et il suit la trace sans être certain de la justesse du sentier emprunté fuyant constamment l’angoisse de s’être perdu. Car il n’est pas perdu, il voit le chemin invisible. Il pose les éléments en tâtonnant dans le noir, le pinceau en avant pour ne pas se cogner. Son chemin est sauvage, inexistant, tout comme son raisonnement. Car il n’a pas encore été figé. Il n’a jamais existé et pourtant là il se dessine sur la toile. Le peintre peint son vrai, qu’il souhaite être celui des autres. L’image du chemin bétonné est celui de prédilection des modernes. Dur, tracé et résistant il prête son dos à tout artiste voulant lui emprunter ses images. Au bord de la route les petites déviances se révèlent en lignes du désir, ils ont cherché à quitter la route mais s’y sont rattachés par conviction. Mais l’on voit au loin le cul-de-sac, un mur, des murs entourant le bout de la route. Il semble loin. Nous sommes fatigués de voir nos pieds s’avancer pas à pas sur le goudron noir, ennuyés par le ciel peu changeant et gris. Trop longtemps on nous a fait croire que ce chemin était le mieux car facile, stable et constant. Avançant toujours vers on-ne-sait-quoi, mais toujours vers l’avant. Le progrès constant nous a interdit d’aimer divaguer. Car cela voulait dire de s’arrêter, s’éloigner ou même de reculer. Nous y étions si longtemps que les bords sont infranchissables. Il est alors aux artistes et, je crois, particulièrement aux peintres de baliser un autre sentier. De l’imaginer, de le voir et d’y faire confiance. D’être non post-moderne mais non-moderne. Je sens en moi cette excitation. D’avoir aperçu un trou, une absence de broussaille que je pourrai cultiver en allers-retours oscillants. Car à chaque peinture, je me rêve un peu plus loin.

L’idylle, la pastorale. Des paysages dont on assume ni le réalisme, ni leur beauté. Des paysages vides ou peuplés, qui, dans la peinture, n’ont que peu changé depuis leur existence et qui se sont vus bouleversés à l’époque où Otto Dix fit ses derniers tableaux de paysage. La guerre, l’horreur et un questionnement profond d’où l’on peut aller dans l’art après ce bouleversement nous ont éloignés de l’art idéalisé. Il est devenu kitsch, d’un autre temps, déconnecté. Mais pourtant le monde vivant a peu changé. Les arbres sont les mêmes, les fleurs également, et le ciel renouvelle son spectacle quotidien à l’infini depuis l’éternité. Est-ce de la culpabilité envers l’enlaidissement du monde et la disparition de la biodiversité qui nous fait honte ? Qui nous fait croire que cela est l’idéal et non la réalité et nous pousse à détourner le regard ? Je me rappellerai toujours de l’ancien directeur des beaux-arts qui me dit que mon arbre n’est pas très contemporain. On pourrait croire qu’un arbre contemporain ne doit être sublimé, pour le flatter, pour ouvrir les yeux au regardeur en le poussant à observer l’arbre réel de la même manière qu’il apprécie la peinture pittoresque (ne pas apprécier le pittoresque relève certainement du snobisme). On pourrait croire qu’un arbre contemporain doit être relativisé, être un décor. Brueghel l’ancien fait comprendre au spectateur la beauté d’un arbre en hiver. Il les peint comme s’il les traduisait en ce qui parle à l’humain. C’est-à-dire le motif et la répétition.

S’il y a des personnages, des fragments d’histoire, des clins d’œil à la peinture ancienne dans mes tableaux, ce n’est pas pour détourner l’attention du bouquet — c’est pour qu’on le voie vraiment. Le bouquet, la plante, le ciel, le fruit : tout ce qui n’a pas de voix, tout ce qui n’a pas de fonction claire dans le langage. Je construis autour pour faire tenir leur silence, pour qu’on sente leur présence autrement. Le bouquet n’est pas vide. Il est saturé. D’images, de mémoire, de gestes oubliés, de soins apportés, d’attentes humaines projetées. Il est chargé. Mais pour qu’on l’écoute, il faut parfois mettre en scène. Il faut raconter autour. Les éléments dits mineurs ne le sont pas. Ils sont simplement moins faciles à interpréter. Ils demandent de ralentir, d’observer, de sentir. De se décaler un peu. D’accepter qu’il y ait là quelque chose qui nous regarde, mais qu’on ne comprend pas. C’est pour ça que je ne peins pas à partir de photographies. La photo fige un regard déjà porté. Moi je cherche à me mettre à la place de ce qui ne regarde pas comme nous. Et pour ça, il faut peindre avec le corps, avec le temps. Il faut imaginer ce qu’on ne peut pas savoir. Il faut, peut-être, aimer à l’aveugle.

Alors je peins des bouquets comme on écrit des poèmes. Avec des personnages, des silences, des chemins. Mais c’est toujours vers eux que tout revient. C’est eux qui contiennent le monde. Cultivons les images que nous voudrions récolter.

Quand il n’existe de mot pour un élément de la vie, une chose abstraite, insaisissable mais ressentie, elle doit être décrite en non-dit. L’explication se fait comme l’on explique un mot existant, avec tout ce qui l’entoure, la forme négative. La poésie, le flou dans le narratif, essentiellement l’association de deux éléments étrangers aux deux pôles de notre non-dit, ont pour but de faire ressentir et rendre visible au spectateur l’ombre de cette chose pour laquelle n’existe pas de mot. Quand je peins, j’explique, du mieux que je peux, les choses que ne connaît ni le langage, ni l’image. Elle existe dans l’esprit des gens qui savent les ressentir. En détresse de paroles, mais en amour de l’inconnu, l’on jongle avec le dire et le taire, le sens et l’absurde.
Je distingue la Peinture de l’Art non pas pour les opposer, mais pour souligner que la peinture, en tant qu’héritage d’un artisanat ancien, poursuit un chemin qui lui est propre. Elle n’est pas “en dehors” de l’art, ni en-dessous, ni au-dessus. Elle travaille autrement. Elle avance en gestes, en lenteur, dans un rapport physique, intuitif, souvent silencieux au monde. Elle ne cherche pas à prononcer un discours. Elle ne démontre rien. Elle fait. Et dans ce faire, elle découvre. Ce n’est pas une faiblesse, ce n’est pas un refus d’intelligence, c’est une autre manière de penser — avec la main, avec l’œil, avec l’attention portée. Là où l’Art parfois se projette en déclaration, la peinture artisanale s’inscrit dans la continuité de la matière, de l’image, de la transmission par les formes. Ce n’est pas une nostalgie. C’est une fidélité. Et une confiance dans une forme d’élaboration lente, non spectaculaire, qui n’a pas besoin d’être justifiée autrement que par elle-même. C’est précisément ce qui rend les genres dits mineurs si puissants. Fleurs, fruits, branches, ciels — ces formes simples, souvent reléguées au décoratif ou au secondaire, rendent visible avec encore plus de force la nature essentielle de la peinture : celle d’un acte. Car sans narration imposée, sans message explicite, c’est le geste même qui porte l’image. Peindre un bouquet, c’est affirmer qu’il mérite d’être vu, qu’il mérite de rester. C’est l’extraire du flux du quotidien pour lui donner un statut, une forme, une mémoire. La peinture donne à voir, mais surtout : elle donne à durer. Ce que l’on peint, même s’il n’a pas d’histoire, entre dans une forme de temps long. Il devient une référence non parce qu’il a été important, mais parce qu’on a pris le temps de le regarder.